Jef Cornelis : « Kunst is voor weinigen » [l’art n’est pas fait pour tout le monde]

Le 26 septembre 2018, le cinéaste et réalisateur de la télévision Jef Cornelis est décédé. Il a laissé une œuvre unique constituée de films et de programmes sur les arts plastiques contemporains, qu'il avait réalisés pour le compte de l’ancienne BRT et de la VRT actuelle. En tant que membre ou président de commissions consultatives et d'acquisition auprès du gouvernement flamand et des entreprises, il était coresponsable du développement des collections d’art publiques les plus prestigieuses de notre pays. Il était en outre le mentor de nombreux commissaires d’exposition en Belgique et à l’étranger.

J’ai entendu Jef Cornelis dire à plusieurs reprises : « Kunst is voor weinigen » [l’art n’est pas fait pour tout le monde]. Il ne le disait pas à l’impératif pour provoquer, mais plutôt à l’indicatif pour établir un fait, une conclusion d’un observateur. Soit il constatait que peu de personnes étaient intéressées par l’art, soit il remarquait que le public qui venait n’y comprenait rien.

En tant que réalisateur pour l’ancienne BRT, il était pourtant le premier promoteur des arts plastiques contemporains. Au cours de la seconde moitié du vingtième siècle, la télévision constituait le moyen de communication de masse par excellence. Et Jef Cornelis l’utilisait mieux que quiconque pour parler de l’art. La télévision publique faisait de l’instruction du peuple une mission sociale. Il menait celle-ci de manière intransigeante et non condescendante, ce qui a permis à ses programmes, après réflexion, de rester actuels et de constituer de riches archives pour l’histoire de l'art.

J'ai personnellement fait la connaissance de Jef Cornelis en 1986 lors du lancement de son marathon télévisé De Langste Dag, sur lequel j'ai collaboré sur le plan logistique depuis mon poste dans l’ancien Commissariat pour la coopération internationale. Au cours d'une émission en direct de plus de six heures, le programme a fait un rapport sur le jour d’ouverture des expositions Chambres d’Amis et Initiatief ’86. Pour De Langste Dag, Jef Cornelis a mis les petits plats dans les grands. L’été artistique gantois de 1986, qui est entre-temps devenu célèbre, a été présenté comme une course cycliste classique avec une transmission en direct depuis un hélicoptère, des interviews d'artistes participants, de politiciens, de commissaires d’exposition et de visiteurs sur place et des tables rondes en studio.

Après notre collaboration à l’occasion de l’événement De Langste Dag, Jef Cornelis est resté un mentor pour moi dans ma carrière professionnelle. J’estime dès lors qu’il est opportun de commémorer son décès en septembre de l’année dernière avec une exposition qui lui est consacrée. Elle est organisée en deux volets : d'une part avec une sélection effectuée dans son œuvre cinématographique exposée dans le container conçu à sa demande par l’architecte Stéphane Beel en 1989 pour la BRT et qui se trouve actuellement dans le jardin intérieur du Musée Roger Raveel, et d'autre part avec une large sélection d'œuvres d'art contemporaines présentées dans des espaces d’exposition du musée qui font référence au rôle joué par Jef Cornelis dans le développement de divers projets d’exposition et de collections d'œuvres d'art publiques.

Pour la présentation du programme cinématographique dans le container, le commissaire d’exposition invité Cis Bierinckx a imaginé un certain nombre de clusters : la série Container au milieu sur un écran plat, une série avec des programmes liés à des artistes à partir du milieu des années 1960 sur un moniteur et une série de films qui ont été réalisés à l’occasion de l’exposition América. Bruid van de Zon sur un autre moniteur. Deux clusters individuels avec De Langste Dag et un certain nombre de documentaires sur la Flandre reçoivent une place sur des moniteurs dans le musée même. Le fait que l’architecte Stéphane Beel ait à la fois conçu le container et le bâtiment du Musée Raveel est déterminant pour cette structure.

Le volet de l’exposition dans les salles du musée se réfère à un certain nombre de projets d’exposition du passé que j’ai réalisés sur recommandation de Jef Cornelis et à son rôle dans l’acquisition d'œuvres d’art plastiques contemporaines pour des collections publiques par des commissions consultatives du gouvernement flamand et de la Fondation Proximus, dans lesquelles nous siégions ensemble :

* Expositions :

- América. Bruid van de Zon, Musée royal des Beaux-Arts d'Anvers, 1992

Les travaux sélectionnés de certains artistes sud-américains font référence à cette exposition et aux cinq films que Jef Cornelis a réalisés pour cette occasion : Tawantinsuyu, Pau Brasil, Buenos Aires, Montevideo et Santiago de Chile.

- Hooglied, Palais des Beaux-Arts de Bruxelles, 1994

Jef Cornelis a collaboré à plusieurs reprises avec l’historien de l’art Paul Vandenbroeck, notamment pour un épisode du Container sur l’exotisme en 1989. Tawantinsuyu (1992) et De kleuren van de geest (1997, son dernier film pour la VRT) ont également été réalisés en collaboration avec Paul Vandenbroeck. Lorsque je suis devenu responsable du programme d’expositions du Palais des Beaux-Arts de Bruxelles au début des années 1990, Jef Cornelis a attiré mon attention sur un projet de recherche important mené par Paul Vandenbroeck à propos du monde visuel des nonnes et des béguines aux Pays-Bas méridionaux. Cela a mené à la réalisation de l’exposition Hooglied, qui est considérée depuis comme une référence. Dans le Musée Raveel, l'œuvre anonyme Bruidskroontje van een moniale [Couronne de fiancée d’une moniale] fait référence à cette exposition.

- Wide White Space, Palais des Beaux-Arts de Bruxelles, 1994
Depuis le milieu des années 1960, Jef Cornelis a réalisé des programmes avec pour vocation d’informer les téléspectateurs à propos des arts plastiques contemporains. Il a ainsi effectué une analyse approfondie du travail de pionnier d’Anny De Decker et de Bernd Lohaus dans laWide White Space Gallery à Anvers. Un aperçu de celui-ci a été exposé en 1994 au Palais des Beaux-Arts de Bruxelles. Il était basé sur une recherche d'archives du commissaire d’exposition français Yves Aupetitallot, qui a mis sur pied un catalogue récapitulatif de l'œuvre cinématographique de Jef Cornelis entre 1964 et 1990, pour le compte de la Maison de la Culture et de la Communication de Saint-Etienne.

- Abstractie. Het Amerindiaanse paradigma, Palais des Beaux-Arts de Bruxelles, 2001
César Paternosto était l’un des artistes qui ont participé en 1992 à l’exposition América. Bruid van de Zon. Aux côtés d’un autre artiste argentin dénommé Victor Grippo, il était le protagoniste du film sur l'art plastique à Buenos Aires réalisé par Jef Cornelis et cité ci-dessus. En plus d’être un artiste, César Paternosto est également chercheur et auteur sur le thème de l’influence de l’art précolombien sur l’abstraction moderne. Une fois de plus, Jef Cornelis a attiré mon attention sur ce sujet et le résultat a été l’exposition que César Paternosto a organisée en 2001 pour le Palais des Beaux-Arts à Bruxelles, et qui a ensuite également été présentée dans le IVAM de Valence.

- Het dorp is de wereld, Musée Roger Raveel, 2005

La première exposition que j’ai réalisée pour le Musée Raveel avait pour thème l’importance universelle des œuvres d'art issues d'un intérêt pour le local. En plus de travaux de peintres tels que Roger Raveel et Jean Brusselmans, une attention était également portée à la photographie historique et contemporaine d’Albert Renger-Patzsch et de Jan Kempenaers par exemple, aux côtés de deux films de Jef Cornelis sur la campagne et l’urbanisation qu'il a réalisés en collaboration avec l’historien de l’architecture Geert Bekaert : Ge kent de weg en de taal (1976) et Rijksweg N1 (1978).

* Acquisitions d'œuvres d'art pour des collections publiques :

- Commission consultative des Arts plastiques, gouvernement flamand

Dans les années 1990, j’étais membre avec Jef Cornelis de la Commission consultative des Arts plastiques pour le gouvernement flamand. Jef Cornelis est également devenu président de la Commission au cours de cette période et a marqué la politique de subvention et d'acquisition de son empreinte. Il s'assurait entre autres que des travaux incontournables de Thierry De Cordier, Panamerenko et Luc Tuymans soient bien achetés par le gouvernement. Ils font actuellement partie de l’exposition au Musée Raveel.

- Commission consultative de la Fondation Belgacom, actuellement Fondation Proximus

Sur mes recommandations, Jef Cornelis est également devenu membre dans les années 1990 de la commission chargée de formuler des conseils d’acquisition d'œuvres d'art contemporaines pour le compte de l’ancienne Fondation Belgacom. Sa contribution a également permis à la politique d'achat de cette commission, qui a été adoptée pendant de nombreuses années, de mener à la collection d’entreprise la plus renommée de notre pays. Un aperçu de celle-ci était exposé il y a quelques années dans le Musée Dhondt-Dhaenens. Une large sélection d'œuvres d'art de cette collection, basée sur les choix de Jef Cornelis, est à présent prêtée pour l’exposition dans le Musée Raveel.

Avec toutes les références décrites à cet effet, l’exposition dans le Musée Roger Raveel rassemble des œuvres de Lothar Baumgarten, Joseph Beuys, Guillaume Bijl, Marcel Broodthaers, Daniel Buren, James Lee Byars, Christo, Leo Copers, Thierry De Cordier, Raoul De Keyser, Paul De Vylder, Eugenio Dittborn, Lili Duhourie, Etienne Elias, Helmut Federle, Jef Geys, Rodney Graham, Victor Grippo, Harry Gruyaert, David Lamelas, Bernd Lohaus, Anna-Maria Maiolino, Robert Mapplethorpe, Guy Mees, Bruce Nauman, Gabriel Orozco, Ria Pacquée, Panamarenko, César Paternosto, Sigmar Polke, Roger Raveel, Walter Swennen, Luc Tuymans, Patrick Vanden Eynde, Philippe Van Snick, Jan Vercruysse, Gert Verhoeven, Lawrence Weiner et Franz West avec une œuvre d'art religieuse anonyme.

Piet Coessens
Conservator Musée Roger Raveel
Mai 2019